On peut trouver toutes sortes de postures chez les photographes, amateurs comme professionnels. Certaines personnes ne possèdent des appareils photo que pour les poser derrière une vitrine et les astiquer le dernier dimanche de chaque mois. Et ne pensez pas qu'ils ne collectionnent que des vieilleries : le dernier Leica M9-P, le Fuji X100 font partie du délire. D'autres s'expriment moins et photographient davantage, et chez ceux-là il est de bon ton d'accorder peu d'importance à l'outil photographique. Mais bizarrement, ils utilisent quand même un Leica, un Rolleiflex, un Hasselblad...
A quoi rime cette schizophrénie du photographe ? Pourquoi ce discours affiché, si différent de la réalité ? Pourquoi ne pourrait-on pas à la fois mener une véritable démarche photographique et aimer les outils qui accompagnent, j'allais dire qui permettent à cette démarche de prendre forme ?
Imaginons : j'aime les paradoxes(1). C'est pourquoi, pour dégager l'outil de mes pensées quotidiennes, j'ai décidé de commencer un journal photographique. Et puisque seules comptent les photos, j'y ajouterai des mots. Et puisque l'appareil importe peu, elles seront toutes prises avec un appareil bien précis. Et comme il est de bon ton de mépriser l'outil, je ne ferai rien d'autre que d'en parler tout le temps. J'en reviens finalement à mon point de départ : je vais écrire mon journal amoureux. Un amour télémétrique. :)
Demandez à Matisse de négliger ses pinceaux, à Hendrix de jouer sans cordes, vous verrez à peu près ce que je veux dire. Matisse, vers la fin de sa vie, logeait, nourrissait et payait Jacqueline Duhême pour rester à sa disposition et s'occuper de ses pinceaux et de ses bouts de papiers en suivant très scrupuleusement ses instructions(2). A l'arrivée, quand on regarde une toile de Matisse, c'est vrai, on s'en moque. Mais lui ne s'en moquait pas du tout, bizarrement. Matisse était à la fois un grand artiste et un homme obnubilé par ses outils quotidiens. Edouard Boubat était un poète dans ses mots comme dans ses photos, mais il avait fait de l'ouverture du diaphragme et du petit signe "infini" sur son objectif la métaphore de sa présence au monde. Pour Cartier-Bresson l'appareil était un prolongement de l'œil, mais il ne s'imaginait pas utiliser autre chose qu'un Leica 24x36.
Dans n'importe quel geste artisanal, on recherche toujours une sorte de symbiose entre la main, l'esprit et l'outil. La photo ne fait pas exception à cela, alors plutôt que de choisir un camp entre les fétichistes collectionneurs et les déclencheurs forcenés, je m'inscris sur une voie de traverse : je prends en main un outil que j'aime, je le caresse, je le mets à l'épaule. Je sors, je règle une vitesse d'obturation et une ouverture de diaphragme. Et je me tiens disponible. Quand l'occasion d'une photo se présente, je porte l'outil à mon œil droit, je fais le point, je compose. Clic. Pourquoi bouder son plaisir ?
Il ne s'agit pas de faire l'apologie de l'outil pour l'outil, mais de souligner le geste. Un ouvrage sur Cartier-Bresson est intitulé Le tir photographique(3), métaphore guerrière... Je préfère l'idée du simple geste, et de l'accomplissement répété de ce geste grâce à l'outil. De l'outil au geste comme Agnès Sire disait de Doisneau qu'il était passé du métier à l'œuvre. La génuflexion du Rolleiflex, l'œil gauche ouvert du Leica. Ce ne sont pas des gestes affectés : ce sont des gestes induits par l'outil et qui influent sur la photo.
1. Paradoxe : « contraire à l'opinion commune », de para : « contre », et doxa : « opinion »
2. Jacqueline Duhême, Petite main chez Matisse (album dessiné), Gallimard
3. Dans la collection "Découvertes Gallimard"